En présence de dignitaires sénégalais et français, et dans une atmosphère solennelle teintée à la fois de fierté nationale et de gravité, le drapeau tricolore a été descendu pour la dernière fois d’un mât militaire en terre africaine de l’Ouest. La France remettait officiellement au Sénégal la dernière base militaire encore active sur son territoire, mettant un point final à 75 ans de présence militaire ininterrompue. Ce retrait n’est pas un cas isolé : il fait suite aux départs successifs de l’armée française de pays de l’AES, du Tchad, et du Gabon ces dernières années. Ce qui aurait pu sembler, il y a seulement deux décennies, impensable, s’est aujourd’hui imposé comme une réalité géopolitique : l’Afrique francophone, particulièrement dans le Sahel et l’Ouest du continent, tourne délibérément la page d’une relation postcoloniale marquée par une dépendance structurelle, des déséquilibres économiques persistants et un imaginaire politique hérité de l’époque coloniale.
Le reflux de l’influence française : un phénomène de fond
Le désengagement progressif de la France n’est ni spontané ni exclusivement militaire. Il résulte d’un processus lent mais déterminé de réappropriation de la souveraineté par des États africains longtemps considérés, parfois à tort, comme sous «tutelle stratégique» de Paris. Cette rupture trouve ses racines dans une série de désillusions accumulées, notamment l’inefficacité perçue des opérations militaires françaises contre le terrorisme (comme Barkhane), la persistance de modèles économiques extractivistes, et une jeunesse africaine de plus en plus informée, politisée et désireuse de changement.
Elle coïncide aussi avec l’émergence de nouveaux acteurs internationaux en Afrique. La Chine, déjà omniprésente par ses investissements massifs dans les infrastructures, la Russie, via des coopérations militaires alternatives, la Turquie, par sa diplomatie culturelle et économique offensive, ou encore la Hongrie, récemment active dans le cadre de coopérations technologiques, proposent des partenariats perçus comme moins intrusifs, moins moralisateurs, et surtout déliés de l’héritage colonial.
La France tente une réinvention diplomatique
Face à cette recomposition du paysage africain, la France tente de revoir sa copie. Le général Pascal Yanni, commandant de l’état-major des forces françaises pour l’Afrique, a récemment évoqué la nécessité de « repenser fondamentalement notre relation avec le continent, sur des bases respectueuses, équitables et tournées vers l’avenir ». Paris affirme vouloir se positionner désormais en partenaire «parmi d’autres», dans une logique de coopération renouvelée, fondée sur la demande et non plus sur l’initiative unilatérale.
Cette réorientation intervient cependant tardivement, alors que la confiance entre les sociétés africaines et l’ancienne puissance coloniale s’est profondément érodée. Le discours ne suffit plus : la légitimité se gagne aujourd’hui sur le terrain de la mémoire, de la vérité et de la justice.
La mémoire coloniale : un passé qui ne passe pas
Au cœur de cette réarticulation relationnelle se trouve un sujet longtemps éludé : celui de la mémoire coloniale et de ses séquelles. La colonisation ne fut pas une simple entreprise d’«assimilation» ou de «mission civilisatrice» de discours que certains nostalgiques continuent de véhiculer, mais une entreprise systématique de domination, de violence, d’exploitation et de dépossession.
Dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest et du Sahel, cette mémoire douloureuse refait surface avec vigueur. Des appels de plus en plus insistants réclament aujourd’hui réparation pour les crimes de guerre, les massacres, le pillage des ressources, la destruction des systèmes éducatifs traditionnels et l’effacement culturel orchestrés par le pouvoir colonial.
Le cas du Tchad est révélateur. À l’occasion de l’annonce par l’Union africaine de l’année 2025 comme Année de la Justice pour les Africains et les personnes d’ascendance africaine, la société civile dynamique, a renouvelé ses demandes de réparations historiques. Sur les réseaux sociaux tchadiens, de nombreuses campagnes citoyennes ont vu le jour, orchestrées par des jeunes, des juristes, des artistes et des intellectuels. Ces campagnes dénoncent l’impunité historique dont aurait bénéficié la France et réclament une reconnaissance officielle des crimes coloniaux, accompagnée d’un processus de compensation.
Des précédents qui inspirent
La revendication de réparations n’est pas isolée ni irréaliste. Plusieurs pays ont obtenu, après des décennies de lutte, des avancées notables. L’Algérie a réussi à contraindre la France à reconnaître certains épisodes violents de la guerre d’indépendance, notamment le massacre du 17 octobre 1961 à Paris. Le Bénin a récupéré en 2021 une partie de son patrimoine artistique pillé durant la colonisation. Le Rwanda, dans un tout autre cadre, a obtenu une reconnaissance de la «responsabilité lourde et accablante» de la France dans le génocide de 1994.
Ces exemples montrent que la France peut, lorsqu’elle en a la volonté politique, poser des actes forts. Ils montrent aussi que seule une mobilisation durable, soutenue par la pression internationale et des mécanismes juridiques solides, peut aboutir à des avancées concrètes.
Un paradoxe mémoriel au cœur des tensions
Une critique récurrente pointe un contraste dans l’approche mémorielle de la France. Alors que le pays continue de revendiquer, à juste titre, des réparations pour les crimes nazis, sa démarche concernant les crimes commis durant son empire colonial est perçue comme plus hésitante. Cette différence de traitement perçue alimente un sentiment d’injustice dans les sociétés africaines, pour qui cet héritage historique est souvent vu comme un facteur de blocage pour le développement et la réconciliation.
Ce débat soulève la question d’un devoir de mémoire qui se voudrait universel et non sélectif, incluant tous les peuples sans hiérarchie. Dans ce contexte, la reconnaissance des chapitres douloureux du passé est de plus en plus présentée non comme un affaiblissement diplomatique, mais au contraire comme un acte de maturité politique
L’Afrique réclame justice, pas charité
Les pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest ne cherchent pas à ressusciter un passé douloureux pour entretenir le conflit, mais pour construire un avenir plus juste. Leur demande est claire : que la France accepte de s’inscrire dans un processus de vérité, de réparation et de coopération équitable. Ce n’est ni une exigence radicale, ni une posture idéologique, mais une revendication rationnelle et légitime.
Dans un monde où les récits se décolonisent, où les peuples reprennent la parole sur leur propre histoire, la France a le choix : ignorer ces voix montantes, au risque d’un isolement croissant sur la scène africaine, ou les écouter, avec humilité et courage, pour bâtir un nouveau chapitre plus respectueux et équilibré.
Conclusion : réparer, pour construire ensemble
La question des réparations coloniales n’est pas une simple affaire de finances ou d’héritage moral. Elle touche à l’essence même des relations internationales du XXIe siècle : l’équité, la reconnaissance mutuelle, la dignité. Pour la France, répondre à ces demandes n’est pas un renoncement, mais un engagement envers les principes mêmes qu’elle proclame universels : liberté, égalité, fraternité.
L’Afrique, aujourd’hui, n’est plus un continent passif. Elle est actrice de son destin, consciente de sa valeur, forte de sa jeunesse, de ses ressources et de ses aspirations. Elle ne demande pas la permission d’exister, mais le respect de son histoire et de ses droits.
La page coloniale est peut-être tournée, mais le livre de la justice, lui, reste à écrire. Il appartient désormais à la France d’y contribuer avec honnêteté, responsabilité et courage.