I – L’instinct et la liberté
Je m’adresse à toi, Justin, à toi, Mamadou : nous partageons avec les bêtes les besoins premiers – manger, boire – et pourtant il existe entre nous une différence tragique et politique. Certaines créatures de la basse-cour – coqs, poules, porcs – ont appris la soumission ; on leur jette la pitance aux pieds et ils l’acceptent comme une évidence. D’autres, comme le lion, restent irréductiblement libres : aucun collier à leur cou, aucune humiliation consentie. Quand on refuse la servilité, même la faim prend une autre couleur. C’est cette fracture – entre ceux qui mangent agenouillés et ceux qui vivent debout – qu’il nous faut nommer si nous voulons penser la liberté autrement que comme un état importé.
Car aujourd’hui, penser librement, surtout lorsqu’on vient d’Afrique ou d’un monde que d’autres ont longtemps tenu en tutelle, semble devenu suspect. Dès que l’on interroge l’Occident, on nous range du côté de Pékin ou de Moscou. Dès qu’on parle de souveraineté, on nous accuse de nostalgie coloniale inversée. Le simple fait de vouloir penser par soi-même devient un crime d’allégeance.
Et mon malheur – ou ma chance, je ne sais plus – est d’avoir appris d’un Occidental, un certain Alain Badiou, que la liberté et l’art ne sont pas des conquêtes paisibles, mais des luttes, parfois même des révolutions.
Heureusement, j’ai appris en même temps d’un autre maître, Ibn Khaldoun, que la pensée n’a pas besoin d’un cadre pour exister, pas plus que la poésie n’a besoin d’un empire pour fleurir. Il nous a enseigné que la culture n’est pas un ornement, mais une forme de savoir vivant, née de la réflexion et du doute, à une époque où l’Occident lui-même se cherchait encore.
C’est peut-être là notre véritable tragédie : nous avons oublié que nous fûmes à la tête des civilisations, non par la force des armes, mais par la puissance de l’esprit.
Qu’on nous accuse, avec ou sans raison, de vouloir plaire à l’Occident ne nous touche plus. Lorsqu’on est noir, arabe, «nègre» ou «beco», comme ils disent, on apprend très tôt que les jugements du Nord ne sont jamais innocents. Nous avons cessé de tendre l’oreille à leurs procès de morale : notre amour est ailleurs, là où se relèvent les peuples qu’ils ont voulu soumettre. Nous l’avons placé du côté de la dignité, là où les institutions des anciens coloniaux chancellent sous le poids de leur propre mépris, là où le crime persiste sans repentance, mais où la parole libre commence enfin à reprendre vie.
II – Le réflexe du soupçon : quand la pensée devient un procès d’intention
Dans le monde d’aujourd’hui, il ne suffit plus de parler : il faut jurer fidélité. Chaque idée est sommée de se déclarer, chaque voix de choisir un camp. On ne demande plus : que dis-tu ? mais pour qui parles-tu ?
C’est ainsi que la pensée est devenue un tribunal sans juge, où le simple fait de penser autrement vaut déjà condamnation. Penser la Chine, c’est trahir Paris ; critiquer Washington, c’est servir Moscou ; aimer son continent, c’est sombrer dans le populisme. Tout ce qui n’entre pas dans la ligne des puissants devient «soupçon».
On ne veut plus des penseurs, mais des témoins à charge ou à décharge. Dans ce vacarme, la nuance meurt, la vérité se tait. Et les consciences se réduisent à des drapeaux.
Le pire, c’est que ce réflexe du soupçon s’est glissé jusque dans nos propres esprits colonisés : nous nous méfions de nos frères, de nos artistes, de nos intellectuels, comme si la lucidité devait forcément venir d’ailleurs. Le plus grand héritage du colonialisme n’est peut-être pas matériel – il est psychique : c’est cette peur de penser hors des cadres, cette angoisse de se tromper seul.
III – Penser sans maître : la seule fidélité, c’est celle à la vérité
Vous le savez bien, mes amis : s’ils veulent encore de nous, c’est à condition que nous acceptions leur fausse liberté – celle où l’on gère notre propre misère avec le sourire. Ils nous laissent voter, parler, écrire, à condition que cela ne dérange rien de ce qu’ils possèdent. Pour eux, la liberté n’est pas une conquête, c’est une régulation : on administre la parole comme on administre la faim.
Et pendant qu’ils se régalent du festin de leurs privilèges, ils opposent leurs pauvres aux nôtres, comme s’il s’agissait de deux humanités distinctes. Pourtant, les pauvres du Nord et du Sud se ressemblent ; ils partagent la même fatigue, la même honte fabriquée. La seule différence, c’est que là-bas, on a appris à se taire. On a dressé les consciences à mépriser ceux qui se révoltent encore – à nous regarder de haut pour mieux oublier leur propre soumission.
Nous ne voulons ni de près ni de loin leur tutelle. Mais s’ils veulent s’aventurer chez nous, ils seront les bienvenus – car c’est notre caractère : l’hospitalité n’est pas faiblesse. L’esprit revanchard, lui, est une humiliation : il nous enchaîne au passé.
Mais – car il y a toujours un «mais» – nous avons décidé de nous occuper de nos affaires et des leurs, sans arrogance ni servitude. Que chacun garde ses vaches, et peut-être, enfin, le monde retrouvera un peu d’ordre naturel : celui du respect réciproque.
Conclusion – Penser sans maître
Penser sans maître, c’est refuser la peur et l’imitation. C’est parler au monde sans lui demander la permission.
Ce n’est pas un combat contre quelqu’un, mais un combat pour quelque chose : la vérité nue, celle qui ne se vend ni ne s’achète.
Nous n’avons plus besoin d’être validés pour exister, ni d’être tolérés pour être libres. La véritable décolonisation n’est pas politique, elle est intérieure : elle commence le jour où l’on ne cherche plus à plaire, mais à comprendre.
Alors, seulement, la pensée retrouve son visage humain – celui qui ne demande rien, sinon le droit de rester debout.